La multiplication des mouvements sociaux depuis les années 1960 a mené certains auteurs à parler de « société de mouvements sociaux » (Meyer et Tarrow 1998). De même, depuis une dizaine d’années, on observe une nette augmentation du nombre d’évènements protestataires (manifestations, émeutes, occupations, grèves, etc.) et à une intensification de la contestation à l’échelle mondiale (Ortiz et al 2013). Pensons, par exemple, aux mobilisations contre les rencontres du G8 et du G20, au « Printemps arabe », aux « Indignés » espagnols et grecs, à Occupy en Amérique du Nord, aux grèves étudiantes massives au Chili en 2011 et au Québec en 2012, aux luttes environnementales contre le gaz de schiste et les sables bitumineux, aux soulèvements urbains en Turquie et au Brésil, aux mobilisations autochtones au Canada à Black Lives Matter aux États-Unis ou au soulèvement populaire au Chili depuis octobre 2019. Cette amplification de la conflictualité sociale va de pair avec ce qu’on nomme communément la « crise de la démocratie représentative » (della Porta 2013). Dans un tel contexte, l’analyse et la compréhension de la conflictualité sociale sont d’une importance scientifique et politique capitale.
Renouveler et approfondir l’étude de la conflictualité sociale
La Chaire de recherche du Canada en Sociologie des conflits sociaux vise à élargir et à renouveler l’étude de la conflictualité sociale. Par celle-ci, nous entendons les processus par lesquels des acteurs, guidés par des positions et des subjectivités antagonistes, mettent de l’avant des revendications et s’engagent dans des actions qui touchent ou portent atteinte aux intérêts et aux identités d’autres acteurs. Les conflits sociaux impliquent par définition plusieurs parties qui sont en relation les unes avec les autres et s’insèrent dans un espace social commun. Bien que ces parties puissent être en concurrence pour l’accaparement de ressources rares (matérielles ou symboliques), les conflits sociaux se distinguent de la concurrence en raison de la façon dont ils affectent la partie adverse; il s’agit d’une lutte visant à préserver ou à transformer les rapports de pouvoir entre les parties concernées. En ce sens, les conflits sociaux entrainent souvent une transgression des normes de comportement et une perturbation des flux routiniers de ressources. Enfin, bien qu’ils puissent être transgressifs et perturbateurs, les conflits sociaux se distinguent des conflits armés par les modes d’action privilégiés par les parties (Mack et Snyder 1957, Tilly et Tarrow 2007, Wieviorka 2013).
Les axes de recherche
La programmation scientifique de la chaire en Sociologie des conflits sociaux s’articule autour de trois axes, renvoyant à des dimensions distinctes, mais complémentaires : 1) l’espace; 2) le travail intellectuel; et 3) l’affect.
Axe 1 : L’espace des conflits
Cet axe s’inscrit dans la continuité du modèle du processus politique (voir McAdam 1999, Tarrow 1989, Tilly 1978), l’une des principales approches en sociologie des mouvements sociaux. Cependant, contrairement à ce modèle qui considère que les institutions politiques sont une des variables les plus importantes pour expliquer les dynamiques de la conflictualité, l’intention poursuivie dans cet axe est de décentrer l’analyse et de prendre en compte l’ensemble des relations sociales qui structurent les conflits.
Axe 2 : Le travail intellectuel dans les conflits
Cet axe permet d’aborder une dimension généralement négligée de l’étude des conflits sociaux, à savoir la production de connaissances et d’expertise. Comment, dans le cadre d’un conflit, les parties élaborent-elles des griefs et des revendications? Combinant la sociologie des mouvements sociaux, la sociologie des intellectuels et la sociologie de la connaissance (Conway 2006, Epstein 1996, Eyal et Buchholz 2010, Schurman et Munro 2006), cet axe se concentre sur le travail intellectuel au sein des conflits sociaux et s’attarde aux processus par lesquels certains acteurs produisent des connaissances et développent une (contre)expertise. Deux dimensions sont étudiées : 1) Comment des personnes « ordinaires » développent une expertise à travers leur participation à une mobilisation et un conflit social (ce que Epstein [1991 : 13] nomme « l’expertification »)? 2) Comment se constituent les réseaux sociaux—composés d’activistes, de journalistes, de scientifiques, de « think tanks », etc., et donc à cheval sur plusieurs champs—qui portent et légitiment la contre-expertise?
Axe 3 : L’affect des conflits
Cet axe s’inspire de la sociologie de Bourdieu (Bourdieu 1980; Bourdieu et Wacquant 1992; Emirbayer et Goldberg 2005), de la sociologie des émotions (Jasper 2011, 2018) et de l’étude de l’affect politique (Ahmed 2004) pour étudier la façon dont l’affect (amitié, confiance, « care », colère, etc.) rassemble ou divise, renforce ou affaiblit, les personnes et les collectifs durant les conflits, contribuant ainsi à modeler leur dynamique. Cela afin de mieux saisir les motivations des personnes engagées dans des conflits et de prendre en compte les incitatifs, les supports et les obstacles, émotifs et sociaux, à l’engagement ou au désengagement au sein de collectifs militants et des organisations.
Pour plus d’information, consultez la page du Programme des chaires de recherche du Canada.